Sisteron – Orcières-Merlette (157 km)

Derrière l’apparente tranquillité des vitres teintées des bus d’équipes cyclistes, il n’y a pas que des mecs à poil qui comparent la douceur de leurs jambes en enfilant du lycra moulant et en partageant des crèmes hydratantes. Il y a aussi des machines à café qui travaillent plus qu’un enfant chinois, mais surtout des briefings d’avant-course et de ce fait, des coups de gueule et des échanges vifs. Dont acte : Mark Cavendish, la mine plus sombre que les tréfonds de l’âme de Vasil Kiriyenka, descend en trombe les marches de l’imposant carrosse orange Bahrain-McLaren en grommelant des mots à ne pas glisser dans toutes les oreilles. Même la reine en prend pour son grade. Son équipier, le sympathique Marco Haller nous explique : « Il vient de voir le roadbook. Il a pas apprécié. »
Et pour cause, le profil de cette étape a de quoi surprendre et renfrogner plus d’un sprinteur puisqu’il propose (dès le quatrième jour de course !) une arrivée au sommet d’Orcières-Merlette avec une pente à 6,7% de moyenne sur 7,1 kilomètres d’ascension. Après le coup du diptyque Colmiane-Turini dès le deuxième jour, maintenant nous en avons la certitude : les organisateurs étaient bourrés quand ils ont commencé à tracer ce parcours peu commun.
« J’avoue, on avait un peu forcé sur la Suze quand on s’est mis à plancher. Mais je m’en carre, moi je suis pépouze dans ma Skoda rouge » admet Christian Prudhomme avant de lâcher un gros « lol » en partant les deux majeurs en l’air.

Le peloton prend le départ fictif de cette étape sous une chaleur lourde en défilant dans les rues d’une ville de Sisteron en fête, plus décorée et colorée qu’une piñata. Nérokintana, qui a bu deux Caprisun et huit cafés colombiens de trop dans le bus, profite d’un court tunnel pour satisfaire ce que l’on appelle à une heure de grande écoute « un besoin naturel ». Radio Tour le signale, et cela s’ébruite aux oreilles du maillot jaune Valverde qui ne trouve rien de mieux à faire qu’accélérer avec son équipe afin de faire paniquer l’infortuné colombien, obligé de précipiter sa vidange alors même que l’on se trouve dans le fictif. L’espagnol finit par se relever et rigole de sa bonne blagounette.

Qu’à cela ne tienne, le départ réel est donné et le peloto… attaque de Pierre Rolland ! Le maillot à pois prend la poudre d’escampette en emmenant dans son sillage Alexis Gougeard (AG2R), Pello Bilbao (Bahrain-McLaren), Roman Kreuziger (NTT), Lilian Calmejane (Total-Direct Energie), Omar Fraile (Astana) et… André Greipel (Israel Start up Nation). On demande au Gorille de Rostock ce qu’il fout là, ce à quoi il répond « Aucune idée, j’improvise ! ». Ok boomer.
Le peloton laisse les sept fuyards mener leur barque en ne leur offrant guère plus que trois minutes de liberté pour découvrir les Hautes-Alpes et le massif du Dévoluy, juste le temps de laisser Pierre Rolland prendre les points du maillot à pois au sommet du Col du Festre devant un encombrant Kreuziger, plus collant qu’un mioche voulant jouer à un jeu sur ton smartphone. Calmejane insiste en solo jusqu’à Saint-Léger-les-Mélèzes mais finit par se faire rattraper inexorablement par la meute Movistar, bien décidée à conserver le maillot qui jaunit sur les épaules de Valverde.

Le peloton groupé arrive au pied de la montée finale, quand subitement la tête de paquet change de couleur ! Première grande manoeuvre de ce Tour de la France : les Jumbo-Visma et leur monstre à trois tête Roglic-Dumoulin-Kruisjwijk (on s’est relu plusieurs fois avant d’écrire correctement le dernier cité) prennent le manche et durcissent le tempo, déjà fatal à Richie Porte qui doit laisser filer les leaders sans lui. George Bennett et Robert Gesink cravachent et font une lessive des plus efficaces, digne d’une pub Ajax des années 90. Leur équipier Wout Van Aert n’est naturellement pas présent à l’avant, mais pourtant il n’y en a que pour lui dans cette montée : en effet, des inscriptions « T’es mauvais Wout » accompagnées de dessins phalliques (cette fois, Peter Sagan n’en est pas l’auteur) sont régulièrement dessinés sur le bitume. Coïncidence ou pas, la Porsche immatriculée « MVDP-1 », déjà aperçue dans le Turini deux jours plus tôt, est garée non loin du sommet.

Quand George Bennett finit par s’écarter à 4 kilomètres de l’arrivée, un flottement a lieu dans le peloton des favoris, et le remuant Sergio Higuita (porteur du maillot blanc) en colle une. Réaction immédiate de l’équipe Movistar, qui ne lui laisse rien de mieux qu’une vingtaine de mètres d’avance avant de le ravaler. Les boys d’Ineos se tiennent étonnamment en retrait, Mikel Landa et les Jumbo-Visma bien calés derrière eux. On aperçoit Tadej Pogacar et Nérokintana pointer leur museau, quand une nouvelle attaque secoue le cocotier : Fabio Aru ! Le groupe de favoris se regarde en silence, béat, avant d’éclater de rire. « Il existe encore lui ? Qui va le chercher ? » demande Roglic. « Allez, je m’y colle » répond Mollema en pouffant de rire. L’italien est vite maitrisé et le peloton se regroupe en temporisant, marquant ce temps d’arrêt caractéristique pendant lequel nait un flottement. L’équipe Groupama-FDJ, jusque là très discrète décide soudain de prendre le manche…

Dans tous les salons de France, des millions de gaulois se dressent alors sur leurs canapés Ikéa et se penchent un peu plus en avant. La mine grave, ils augmentent le volume sonore de leur téléviseur alors que leurs pulsations cardiaques viennent de faire un bond conséquent. Le jeune Valentin Madouas, qui connait sa première sélection sur la Grande Boucle prend les commandes devant David Gaudu, qui précède Tibopino. Les petits princes de Bretagne ne font pas rire les mouettes et impriment un tempo grandiose alors que l’arche des deux derniers kilomètres apparait. Madouas finit par s’écarter, laissant Gaudu prendre la tête avec autorité. Tibopino prend soudainement la décision de laisser un écart de deux mètres entre lui et son équipier, avant de couper brutalement son effort. Un nouveau temps de flottement vient de naitre…

C’est alors que David Gaudu met la main sur son oreillette comme pour l’éloigner de ses tympans, avant d’accélérer brutalement. On comprend que dans celle-ci, Marc Madiot vient de hurler quelques encouragements et insultes en patois mayennais. Pinot agrippe son micro et vocifère « Va, va petit prince de Bretagne ! ». Le breton s’exécute et prend cinq, puis dix, puis cinquante mètres d’avance sur un peloton trop peu réactif et surpris par la manoeuvre française. Les Movistar étant occupés à contrôler Nérokintana et Krisfroume en queue de paquet, ils peinent à prendre rapidement en charge la poursuite et à s’organiser. Marc Soler s’arrache et gagne une longueur d’avance sur Valverde, qui doit le sommer de ralentir et de l’attendre en postillonnant quelques vilains mots dans la langue de Rafa Nadal. Gaudu s’en tamponne : il continue de creuser pendant que Pinot brise l’harmonie de la poursuite en se promenant dans les premières places du groupe. Constatant l’impuissance des espagnols à contrôler la situation, Ineos envoie Pavel Sivakov et Tao Geoghegan Hart en tête, mais le mal est fait : David Gaudu a plus de 20 secondes d’avance alors que se profile la flamme rouge !

Marc Madiot est intenable dans la voiture Groupama-FDJ, laquelle n’a pas la place nécessaire pour doubler le groupe de favoris. On l’entend hurler vers les commissaires en sortant la tête de sa fenêtre « Mais laissez-nous passer bordel, on va choper le maillot jaune là ! » avant de reprendre son micro et de beugler des « Allez mon petit, t’es grand mon petit ! T’es très graaaand ! », la mâchoire serrée.

David Gaudu franchit la ligne d’arrivée en exultant sobrement, n’ayant pas trouvé le temps de remonter la fermeture éclair de son maillot. « Tant pis pour les sponsors » grogne intérieurement Madiot, avant de se reprendre et de s’étrangler dans un incontrôlé « Ouaaaaaaaais » qui fait dérailler sa voix comme un ado prépubère.
Le peloton arrive 16 secondes plus tard, réglé par Tadej Pogacar suivi de Mikel Landa. Pinot est tout sourire dans le paquet et une fois la ligne franchie, enlace son équipier vainqueur en lui tapant sur le casque. « Bienvenue dans le club, petit prince de Bretagne ! » lui dit-il, alors que Madiot arrive en hélicobite s’incruster dans ce câlin collectif.

Les boys du mayennais peuvent se congratuler : ce soir, David Gaudu dormira en jaune et de nombreux français en boiront un (ou plusieurs) à sa santé.

Classement de l’étape :

1. David Gaudu (GPF)
2. Tadej Pogacar (UAE) + 16’’
3. Mikel Landa (BAH) + 16’’
4. Emmanuel Buchmann (BOH) + 16’’
5. Alejandro Valverde (MOV) + 16’’
6. Geraint Thomas (INE) + 16’’
7. Tibopino (GPF) + 16’’
8. Julian Alaphilippe (DCQ) + 16’’
9. Sergio Higuita (EFP) + 16’’

42. Richie Porte (TRS) + 1’58’’

Infos : Schachmann, Gesink, Poels, Zakarin, Bardet, Meintjens, De la Cruz, Woods et Uran distancés du groupe de favoris.

Classement général :

1. David Gaudu (GPF)
2. Alejandro Valverde (MOV) + 16’’
3. Tadej Pogacar (UAE) + 20’’
4. Mikel Landa (BAH) + 22’’
+ tous les autres favoris à + 26’’

Maillot vert : Peter Sagan (BOH)

Maillot blanc : David Gaudu (GPF)

Maillot à pois : Pierre Rolland (BBV)

Combattif du jour : Lilian Calmejane (TDE)

#Cocorico